Violences armées et déplacements : l’urgence de la santé mentale en Haïti

En Haïti, la violence, l’instabilité politique, le chômage, les déplacements forcés et l’effondrement des services publics ont plongé la population dans une « crise de la santé mentale ». ALIMA offre des soins en santé mentale pour redonner de l’espoir quand il a disparu.

J.J. était chez elle avec ses cinq enfants lorsque leur vie a basculé. Des détonations, de grands fracas, c’est pour cette fois ; leur quartier, Savane Pistache, est devenu la cible des affrontements armés. En quelques minutes, quelques affaires sous le bras, sa famille fuit la maison. Son foyer est brûlé, son commerce pillé, il ne reste plus rien. Il n’est déjà plus question de faire marche arrière. Commencent alors des heures d’errance dans Port-au-Prince.

Séparée de son mari, J.J. doit assumer seule ce dépouillement soudain. Elle et ses cinq enfants trouvent finalement refuge au Lycée Marie-Jeanne, l’un des nombreux sites accueillant les personnes déplacées à Port-au-Prince. Cet épisode fait entrer J.J. dans un état de prostration silencieuse.

Comme N.P., réfugiée dans un site depuis plusieurs semaines déjà lorsqu’elle tente de retourner dans son quartier pour retrouver quelques affaires personnelles. Là-bas, elle est encerclée, battue, puis violée par des individus armés. 

Ou encore comme S.D., 18 ans, dont la jeunesse a été volée le jour où son père est tué devant ses yeux. « Depuis lors, la vie n’a pas de sens pour moi. Je n’ai aucun avenir. »

Les récits individuels de l’horreur deviennent peu à peu la triste norme de l’histoire d’Haïti.

Une « crise de la santé mentale » en Haïti

Depuis 2024, l’intensification des violences lors des affrontements  armés, de l’instabilité politique et de la crise économique ont plongé le pays dans une « grave crise de la santé mentale », selon une étude publiée en septembre 2024. « Ces facteurs ont été identifiés comme la principale source de détresse chronique, contribuant à des problèmes de santé mentale généralisés, à des symptômes physiques indésirables et à la perturbation de la vie quotidienne », selon la même étude. 

Violences armées et déplacements l’urgence de la santé mentale en Haïti
Claire Mane Jean Pierre, psychologue chez ALIMA, en consultation. Port-au-Prince, 2024 © Victor Raison / ALIMA

Les traumatismes sont multiples : stress post-traumatique, stress chronique, troubles du sommeil, psychoses, douleurs psychosomatiques, irritabilité, troubles cognitifs, pensées et tentatives suicidaires. « Dernièrement, j’observais un homme en consultation avec une infirmière, son cou semblait complètement bloqué. On m’a expliqué qu’il avait tenté de mettre fin à ses jours. Tout ce qui constituait sa vie lui a été retiré : sa maison, son commerce… Pour lui, la vie n’a plus de sens », raconte Claire, psychologue chez ALIMA en Haïti. Ces témoignages traduisent une souffrance profonde, souvent invisible mais omniprésente.

Dans ce contexte, ALIMA a lancé un projet de prise en charge en  santé mentale gratuite pour les personnes déplacées internes. Ce programme offre un espace d’écoute et d’accompagnement psychologique dans les sites d’hébergement, pour celles et ceux qui ont tout perdu – et parfois même, l’envie de parler.

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Les troubles psychologiques, un mal difficilement dicible 

Les traumatismes sont profonds, mais rarement exprimés. « Je pensais que j’étais folle. J’avais peur de m’exprimer, de demander de l’aide », confie J.J. Comme beaucoup, elle croyait que consulter un psychologue était un signe de folie. Elle avait honte et peur d’être jugée. « Pour moi, quelqu’un qui allait chez un psychologue, c’était un fou. Quelqu’un sans droit, sans valeur, sans personne pour l’écouter. »

Dans la société haïtienne, parler de santé mentale et de souffrances psychologiques reste difficile. Aujourd’hui, les cinq psychologues et trois agents de santé mentale d’ALIMA sont complètement intégrés dans les cliniques mobiles qui offrent quotidiennement les soins dans les sites de personnes déplacées. Cette approche aide à décloisonner la santé mentale et participe à sa déstigmatisation.

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Et cela fonctionne. Claire l’assure : si au début de l’intervention d’ALIMA en 2024 dans les sites de personnes déplacées, parler de soutien en santé mentale était très difficile, les choses ont changé. « Aujourd’hui, nos soins sont devenus indispensables, les gens nous demandent ; ils nous montrent que nous sommes importants pour eux. »

« Maintenant, j’ai une autre idée de la santé mentale », assure J.J. « Je suis en mesure de parler à d’autres personnes qui ont le même problème que moi et surtout je découvre que même si on sourit tous les jours, on a besoin de voir une psychologue pour parler des vécus cachés. »

La psychologue d’ALIMA a même constaté un autre changement majeur : « à force de sensibilisations, nous voyons maintenant plus d’hommes que de femmes en consultation individuelle », souligne la professionnelle de santé. Auparavant la majorité des patients était des femmes et des filles.

Grâce aux soins d’ALIMA, la résilience

Les activités combinent consultations individuelles, séances de psychoéducation et de psycho-stimulation et sensibilisations sur des sujets comme les violences sexuelles, le harcèlement, le stress post traumatique, la dépression, etc. 

Là où la peur a semé le chaos, l’écoute réinstalle un peu d’humanité. Une rencontre, puis une autre. Les mots reviennent, la honte recule. Derrière cette souffrance silencieuse, des histoires de résilience émergent.

Aujourd’hui, J.J. va mieux. Elle n’a pas tout oublié bien sûr, mais elle peut en parler. Mieux encore, elle soutient d’autres personnes déplacées qui vivent en silence ce qu’elle même a subi.

S.D. commence à reprendre confiance en elle : « Je vois la vie autrement. Je n’ai plus de pensées négatives. Je remercie l’équipe d’ALIMA, car c’est grâce à elles que je commence à reprendre confiance en moi. »

Et N.P. a recommencé à rêver : « Aujourd’hui, j’ai des pensées positives. J’ai confiance qu’un jour, la lumière apparaîtra au bout du tunnel. Je souhaite pouvoir louer une maison et faire du commerce. »

En 2025, l’équipe d’ALIMA a permis à près de 6 000 personnes déplacées d’être écoutées, par des consultations individuelles ou de groupe. Et plus de 80 0000 personnes ont été sensibilisées aux problématiques de la santé mentale et aux soins offerts par ALIMA.

Ce projet est rendu possible grâce au financement humanitaire de l’Union européenne (ECHO) et du Centre de crise et de soutien (CDCS).

Photo de couverture : Port-au-Prince, 2024 © Victor Raison / ALIMA